Les fleuves anatoliens

Anca Dan (AOROC), Stéphane Lebreton (Université d’Artois, CREHS)

L’eau est un objet de l’histoire. Du petit ruisseau au fleuve majestueux ou tourbillonnant, les cours d’eau déterminent le destin de l’Anatolie. Aujourd’hui ils sont au cœur des débats sur la politique énergétique, agricole, patrimoniale et environnementale de la Turquie. Dans le passé, ils ont représenté à la fois les axes d’habitation et de passage, et les frontières majeures d’un plateau anatolien difficile à maîtriser. L’étude des paysages fluviaux, de leur évolution et représentation, rappelle l’importance du fleuve pour la vie des riverains. Menée sur la longue durée et avec l’apport des différentes disciplines historiques, une telle enquête montre aussi les aléas de l’impact de l’activité humaine sur le circuit de l’eau, si précieuse au carrefour de l’Europe et de l’Asie. Her şey akar, su, tarih, yıldız, insan ve fikir; Oluklar çift; birinden nur akar; birinden kir. Akışta demetlenmiş, büyük, küçük, kâinat; Şu çıkan buluta bak, bu inen suya inat! Necip Fazıl Kisakürek, Sakarya Türküsü, 1949.

Savaşhan sur l’Euphrate, après la construction du barrage de Birecik

Géohistoire

À travers les siècles, l’Asie Mineure antique, comme l’Anatolie moderne, a représenté à la fois un trait d’union et une barrière entre Orient et Occident. Aux moments-clefs de l’histoire, cette zone de rencontre entre les grandes civilisations rivales a été identifiée à une route : c’était la « Voie royale » des Perses, les itinéraires des Macédoniens, l’infrastructure mise en place par les Romains et entretenue à des degrés différents par les Byzantins. Les fleuves ont tantôt ouvert tantôt fermé ces passages ; certains segments étaient intégrés dans les grandes « routes », alors que d’autres formaient de difficiles obstacles. C’est pourquoi les fleuves occupent une place quelque peu ambigüe dans l’histoire et dans certaines représentations du pays. En effet, sur toutes les grandes étendues terrestres du monde ancien, les cours d’eau ont toujours été des zones de concentration des habitats, des axes de circulation et des frontières. Les côtes nord, ouest et sud de la Turquie sont découpées par d’innombrables fleuves, de longueurs et de débits divers, qui pourraient nous faire croire que la circulation était aisée d’un bout à l’autre de la péninsule : c’est ce que les Grecs de l’Antiquité pensaient, alors qu’ils estimaient à cinq jours de marche le franchissement de l’isthme cappadocien, de la mer Noire à la Cilicie, en suivant le cours de l’Halys (moderne Kızılırmak).Mais ces images sont trompeuses. Au pas du voyageur, le paysage micrasiatique est accidenté, les différences de température saisissantes, les conditions de vie très différentes. Le semi-nomadisme intensément pratiqué par les éleveurs de bétail entre la côte et les hauteurs ne semble avoir concerné que de petites parties de cet immense plateau. Il a fallu presque un millénaire pour que l’hellénisme s’étendît à l’intérieur des terres et plusieurs siècles pour que les Turcs fissent de la péninsule anatolienne le cœur d’un grand empire. Aujourd’hui encore, le projet de l’Anatolie du Sud-Est (GAP) est une nouvelle tentative d’uniformiser le territoire turc, en développant le système d’irrigations.

Le réseau hydrographique de la Turquie (Asie Mineure lato sensu)

Quel est donc le rôle qui revient aux fleuves dans cette Asie Mineure, à la fois espace de passage et succession d’obstacles naturels ? Ils sont, sans nul doute, une véritable clé de la compréhension du pays, non pas seulement du point de vue géographique, mais aussi historique et culturel. Principale source d’eau potable et véritable atout pour le développement agricole du pays, la force de leur courant a été utilisée dès l’Antiquité pour le transport des matières premières (en particulier du bois et des minerais) ou pour l’engrenage des moulins à eau. Plus que jamais, les fleuves offrent aujourd’hui à la Turquie la chance de l’excédent agroalimentaire et une source d’énergie propre. Certes, le prix reste élevé, eu égard aux compromis historiques et sociaux souvent douloureux. D’ailleurs, à présent comme dans le passé, la colère des eaux reste à craindre : on ne sacrifie plus aux dieux-fleuves ; mais les images des fleuves sortant de leurs lits, en particulier dans le Nord et l’Est du pays, après les pluies d’automne et de printemps ou après la fonte des neiges, ont fait plus d’une fois l’actualité des médias internationaux. Il est vrai que l’hydrographie anatolienne connaît des différenciations régionales assez importantes : si les cours du Sud et de l’Ouest semblent avoir été plus accessibles et avoir facilité le développement de communautés urbaines à l’intérieur des terres, les fleuves du Nord sont apparus, avant tout, comme des obstacles à la « civilisation », à l’instauration de l’ordre et au développement collectif.

Le Xanthe (Lycie)

Dans l’Est, la situation est encore différente : malgré les fluctuations de leurs débits, le Tigre et l’Euphrate ont marqué à la fois le cœur des civilisations mésopotamiennes et les frontières les plus stables de l’histoire romaine et byzantine. En définitive, ces cours d’eau sont toujours restés importants, mais leur rôle précis a continuellement changé, en fonction du contexte politique et du regard porté sur leurs flots.

De haut en bas et de droite à gauche :
Le Çoruh, au nord d’Erzurum ; Le Kızılırmak (antique Halys) près de Sinope ; Rumkale sur l’Euphrate ; Le Tigre à l’est du pont de Hasankeyf.

Enjeux stratégiques

Les négociations sur les aménagements des bassins hydrographiques du Tigre et de l’Euphrate, menées par la Turquie, la Syrie et l’Irak pendant les dernières décennies, ont mis en avant, une fois de plus, l’importance stratégique des ressources d’eau au Proche Orient. Les rivières à débit important y sont rares ; les maîtriser signifie avoir une chance importante pour le développement de l’agriculture et de l’industrie énergétique. La Turquie, sur le territoire de laquelle se trouvent les cours supérieurs de ces fleuves, est en position forte. Israël importe de l’eau douce de la Turquie ; l’Irak et la Syrie ont besoin du débit du Tigre et de l’Euphrate, pour leurs systèmes hydrauliques. L’équilibre est fragile. Entre États, les tensions économiques peuvent réveiller des blessures du passé ottoman et ranimer des conflits religieux, entre musulmans et laïques. Par ailleurs, au-delà des frontières des trois pays, la question kurde reste un facteur d’incertitude. Les conditions géostratégiques sont bien sûr différentes, depuis le XXe siècle et l’établissement des nouvelles frontières des États-nations ainsi que le développement des industries. Or, même si les méthodes d’exploitation changent, l’importance des fleuves reste tout aussi grande. Ainsi, sur la longue durée, le cas de l’Euphrate et du Tigre apparaît comme exceptionnel, à tous les égards. Depuis les débuts de l’histoire écrite, on s’y dispute l’accès à l’Occident ou à l’Orient : du contrôle de ces cours dépendaient la sécurité des empires, la circulation des biens et des personnes. Pendant l’Antiquité classique, si l’on en croit Xénophon, un des rares auteurs qui nous ait laissé son récit de voyage dans la région, cela pouvait ressembler à une terra nullius : une lisière commune des deux mondes. Par la suite, des royaumes dits hellénistiques, de tradition à la fois grecque et iranienne, essayent d’y imposer leur autonomie, avec l’appui des grandes puissances du Couchant et du Levant, soucieuses du maintien d’un certain équilibre politique, militaire, mais aussi économique. Zones de passage ou frontières, le Tigre et l’Euphrate restent toujours une source de richesse. Ils symbolisent ainsi, à échelle continentale, ce que le fleuve d’une cité hellénique représentait pour la communauté à échelle locale : tel le Scamandre des Troyens, le fleuve nourrit et protège les autochtones, accepte ou punit les étrangers.

L’interaction entre hommes et environnement

Des paillotes du Tigre aux pêcheurs sur les rives du Bosphore, la vie des individus et des communautés anatoliennes est toujours liée aux fleuves.

De gauche à droite : les paillotes d’Hasankeyf, sur le Tigre ; Le Göksu (antique Kalykadnos) ; Le delta du Göksu (antique Kalykadnos).

L’homme s’est nourri, hier et aujourd’hui, des poissons du fleuve et a utilisé son eau pour faire pousser ses cultures, plus prospères que sur d’autres bords de la Méditerranée orientale. Il a utilisé le fleuve pour transporter ses produits avec moins d’effort et à moindres coûts.

De gauche à droite : Sur le Dalyan (antique Kalbis) ; Le Dalyan (antique Kalbis) près du site de Kaunos.

Il a appris à apprécier sa beauté sauvage et, d’une certaine manière, à la dompter. Les lieux spectaculaires du fleuve sont devenus des symboles d’une rencontre avec d’autres mondes, des marqueurs de puissance et de prestige. Aujourd’hui, ils sont des lieux de mémoire d’un passé glorieux, des chefs-d’œuvre artistiques qui enchantent autant que les merveilles de la nature.

Le Bakırçay (antique Caïque) vu de l’acropole de Pergame

Une certaine sagesse populaire nous fait croire que seule l’eau passe, la rive ou la rivière reste. Rien n’est moins vrai en Anatolie. Milet, fleur de l’Ionie, s’est vue ensablée par le Méandre (moderne Büyük Menderes), qui a été la source même de sa prospérité. Les habitants de Pergame, ancienne capitale attalide, ont appris à vivre avec les métamorphoses du Caïque (moderne Bakırçay) : la survivance de l’habitat dans la plaine de Kırkağaç est impressionnante, si l’on pense à la culture de Yortan qui y fleurissait au IIIe millénaire av. J.-C.
L’histoire des fleuves anatoliens ne peut être écrite comme l’histoire d’une corruption, de la pollution, par l’homme, de son environnement. Nature et culture se sont façonnées ensemble : la communauté s’est adaptée au fleuve et le fleuve a répondu aux changements anthropiques. Le processus d’interaction est, certes, évolutif, mais il a existé depuis toujours et doit être pris en compte comme tel dans les débats écologiques.

 

L’imaginaire

Si l’on ne boit pas l’eau turque en Europe, pourquoi s’intéresser aux fleuves anatoliens, au-delà des vacances passées en Turquie ? En réalité, ces fleuves nous sont moins étrangers que nous ne serions tentés de le croire. Dans plusieurs langues occidentales, dont le français, deux hydronymes anatoliens, le Pactole et le Méandre, sont devenus des noms communs. Ils font appel à une culture partagée, à des lieux communs, héritage de l’Antiquité.

De gauche à droite : le Méandre entre Milet et Priène ; représentation du Méandre à Milet.

On retrouve souvent dans les décorations sculptées de nos bâtiments néoclassiques ou dans les collections gréco-romaines de nos musées des figures d’hommes barbus, à moitié allongés, portant des roseaux et des cornes d’abondances : ce sont les dieux-fleuves, que les populations hellénisées de l’Asie Mineure adoraient avant d’être christianisées, pour la protection de leurs villes. On en a fait des fils de l’Océan qui entourait la Terre. On les a associés à la fondation ou aux destins des villes mêmes et on les a souvent représentés sur des monnaies romaines, surtout au IIe siècle apr. J.-C. : de véritables symboles identitaires des communautés civiques, variations locales dans le grand empire.

De gauche à droite : chutes d’eau à Erfelek, près de Sinope (mer Noire) ; Chutes d’eau à Tarse (Cilicie).

Des dieux-fleuves aux nymphes des sources, que l’on rencontrait – tel Hylas – dans les sous-bois ou près des impressionnants nymphées d’époque romaine – les divinités de la nature anatolienne, à la fois généreuse et difficile, étaient une présence importante dans la vie des anciens habitants de la péninsule. Qu’ils aient appartenu aux cultures anatoliennes (hittito-louvites, néo-assyriennes, thraces), grecque ou romaine, ceux-ci ont vécu dans un certain respect et sous une certaine influence de la nature en général et des eaux en particulier. Aujourd’hui, cette eau est pour la Turquie une richesse hors-norme. C’est à la fois sa chance et son embarras, car le choix est toujours difficile entre protection de l’environnement et du patrimoine et quête de compétitivité économique, pour améliorer les conditions de vie d’une population jeune et nombreuse. Mais, malgré les images imposées par les médias, il ne faut pas oublier que les fleuves turcs existent au-delà des barrages : ils enchantent toujours les voyageurs et les gens du pays par les merveilles de leur passé et leur beauté toujours présente.

 

Pistes de recherche

L’Asie Mineure offre encore une chance exceptionnelle au philologue et à l’archéologue moderne : des hauts lieux de l’Antiquité, assez peu modifiés avant la deuxième moitié du XXe siècle. Toponymes et hydronymes ont été assez bien conservés – soit qu’ils aient été traduits à partir d’une langue dans une autre langue (comme c’est le cas du Kızılırmak, « Fleuve rouge », en hittite Marassantiya), soit qu’ils aient été calqués en turc à partir du grec (comme le Sakarya-Sangarios ou le Bartın-Parthenios). Aujourd’hui encore, on utilise certaines portions des cours d’eau pour le transport des matières ; on passe par les mêmes gués et on a construit des ponts modernes à proximité des ponts romains. Certes, les fleuves anatoliens ne sont pas navigables, comme les fleuves de l’Hexagone : c’est vraisemblablement ce qui a causé leur oubli, car les voyageurs et les historiens occidentaux – qui n’y ont pas retrouvé un réseau hydrographique comparable à celui de l’Europe – ont délaissé leur étude. Pourtant, ils sont intéressants précisément à cause de leur différence : comment vivait-on près d’un fleuve dans l’Anatolie louvite, grecque ou romaine ? Quel rôle jouait le fleuve dans la vie de la communauté ? Quel impact ont eu les fleuves sur la construction d’une image mentale de l’Asie Mineure et de ses parties ? Que faut-il apprendre de ce passé et que faut-il en préserver, pour la Turquie des générations futures ?

Figure 18 Au bord du Pont…

Ce projet a deux objectifs majeurs : établir un atlas électronique des fleuves anatoliens, en rassemblant les données géographiques, historiques et artistiques essentielles concernant leurs cours ; regrouper les chercheurs qui souhaitent réfléchir à l’interaction entre nature et culture dans l’utilisation, les perceptions et les représentations des eaux. De fait, le fleuve peut, une fois de plus, fonctionner comme un liant non seulement entre terre et mer, mais aussi entre passé et présent, gens de différentes cultures, horizons, attentes. Pour notre compréhension réciproque.

Publications

• Études des fleuves d’Asie Mineure dans l’Antiquité, 2 vols, A. Dan, S. Lebreton (éds), Arras, Presses Universitaires d’Arras, 2018, ISBN : 978-2-84832-296-4 et 978-2-84832-304-6. Les volumes contiennent des articles signés par Delphine Acolat, Damien Aubriet, Claire Barat, Hadrien Bru, Anthony Comfort, Patrick Counillon, Gilles Courtieu, Anca Dan, Fabrice Delrieux, Jacques des Courtils, Emmanuelle Goussé, Jean-Yves Guillaumin, François Kirbihker, Guy Labarre, Stéphane Lebreton, René Lebrun, Hélène Roelens-Flouneau, Carole Rottier, Giusto Traina.
• Stéphane Lebreton, « Quelques remarques à propos de la navigation sur les fleuves et les lacs anatoliens », dans H. Bru, G. Labarre (éd.), « Chronique d’Orient. Chronique 2012 », DHA, 38, 2, 2012, p. 188-206 ; « Quelques remarques à propos de la navigation sur les fleuves anatoliens (II) », dans H. Bru, G. Labarre (éd.), « Chronique d’Orient. Chronique 2013 », DHA, 39, 2, 2013, p. 309-315; “Quelques remarques à propos de la navigation sur les fleuves anatoliens (III)”, DHA 40, 2, 2014, p. 257-268; “Chronique sur les fleuves anatoliens : pour une étude des deltas et des embouchures”, DHA 41, 2, 2015, p. 207-215; “Chronique sur les fleuves anatoliens : se noyer dans le Méandre”, DHA 42, 2, 2016, p. 240-251; “Chronique sur les fleuves. Penser les fleuves”, DHA 43, 2, 2017, p. 262-274 ; “Le temps des fleuves”, DHA 44, 2, 2018, p. 337-346.

Droits

Le projet « Fleuves d’Asie Mineure » a été initié par Stéphane Lebreton, Maître de conférences à l’Université d’Artois et membre du CREHS (http://crehs.univ-artois.fr/spip.php?article126). Auteur d’une thèse sur la géographie de l’Asie Mineure (soutenue à Tours, sous la direction de M. Maurice Sartre en 2002), Stéphane Lebreton a participé à l’édition du volume L’Asie mineure dans l’Antiquité : Échanges, populations et territoires (Rennes, 2009). Depuis 2012, il collabore avec l’AOROC dans le cadre des programmes de recherches sur les Hellénismes d’Asie.


Crédits photos
- Nathalie Ritzmann, journaliste, auteur du blog dubretzelausimit.com où ces images ont été publiées une première fois ;
- Andrei Opait, archéologue (Toronto-Jassy) ;
- Anca Dan.

Cartographie
- Julien Cavero (Labex TransferS, ENS).