Ainos

, par Jean-Michel Colas

Responsable AOROC / MEAE : Anca Cristina Dan

Partenaires :
• Ministère de la culture, Ankara, Direction des fouilles archéologiques : Şahan Kırçın, Sait Başaran
Musée d’Edirne : Şahan Kırçın
• Université de Cologne, Institut de géographie : Helmut Brückner
• Université de Kiel, Institut de sciences maritimes : Wolfgang Rabbel, Ercan Erkul
• Université de Göttingen, Département de palynologie et dynamique climatique : Lyudmila Shumilovskikh
• Institut français d’Études anatoliennes, Istanbul

Sur les frontières de l’Union européenne (avec la Grèce), le delta de l’Hèbre/Maritsa/Meriç est un des deltas les mieux conservés de la Turquie. Cet ancien golfe maritime a été dominé, pendant le premier millénaire av. J.-C. par la ville d’Ainos (modern Enez). Avant la fermeture des lagunes et la progradation du delta, Ainos bénéficiait d’un environnement presque insulaire, qui lui permettait d’être un des carrefours grecs entre l’Égée et la Thrace. Des fouilles turques annuelles, organisées depuis 1973 et dirigées par Sait Başaran entre 1993-2020, et des recherches géoarchéologiques internationales dirigées par Helmut Brückner (depuis 2011) et Anca Dan (depuis 2017) ont mis en évidence certains éléments du territoire de la ville (nécropoles, routes, ports, fortifications) et ont donné des informations sur l’impact écologique de l’occupation grecque, romaine, byzantine et ottoman sur l’environnement naturel. En septembre 2019, Anca Dan, Helmut Brückner et Ercan Erkul ont identifié le port principal de la ville antique et médiévale, par des prospections géophysiques et des carottages géomorphologiques. D’autres prospections électromagnétiques, des carottages et une fouille archéologique sont nécessaires pour découvrir en totalité le port qui a assuré la prospérité d’Ainos jusqu’au XVIIIe siècle et jusqu’au passage d’une connectivité maritime à une économie terrestre (moins écologique). Les archives paléobiologiques, comparées à celles d’autres points d’ancrage du nord de la cité, dans la réserve de Gala Gölü, seront la toute première base pour la reconstitution du paysage de cette côté de l’Égée. La reconstitution 4D de cet environnement permettra aux chercheurs turcs et européens d’apprendre mieux du passé pour une meilleure coopération scientifique et socio-économique sur les rivages de ce fleuve-frontière.

On the borders of the European Union (in Greece), the Hebros/Maritsa/Meriç delta is one of the best preserved in Turkey. This old maritime gulf was dominated in the first millennium BC by the city of Ainos (modern Enez). Before the closing of the lagoons and the progradation of the delta, Ainos took advantage of an almost insulate position, which made it one of the main hubs between the Greek Aegean and the Thracian hinterland, accessible through the river’s basin. Annual Turkish archaeological excavations, organised since 1973 and directed by Sait Başaran (1993-2020), and international geoarchaeological research lead by Helmut Brückner (since 2011) and by Anca Dan (since 2017) have revealed several components of the polis’ territory (necropoleis, roads, anchoring sites, fortifications) and offered information about the ecological impact of the Greek, Roman, Byzantine and Ottoman occupation on the natural environment. In September 2019, Anca Dan, Helmut Brückner and Ercan Erkul managed to identify the basin of the main harbour of the ancient and medieval city, through geoelectric profiles and geomorphological coring. Further electromagnetic measures, corings and archaeological excavations are necessary in order to uncover the habour which ensured the prosperity of Ainos until the 18th century and the shift from maritime to terrestrial (less ecologic) transportation. The paleobiological archives, compared with those of the sheltering points to the North, in the reserve of Gala Gölü, will offer the very first base for the reconstruction of the ancient landscape on this coast of the Aegean. The 4D reconstruction of this environment will be food for thought for the Turkish and European generations who will want to learn from the past – for a better, collaborative use of the resources on the two shores of this border river.

 

1. Brève histoire antique d’Ainos : un carrefour entre Orient et Occident, les Balkans et la Méditerranée

Jusqu’au début du XXe siècle et à l’établissement de l’actuelle frontière séparant la Turquie de la Grèce (et donc de l’Union Européenne), Ainos (moderne Enez, dans la province turque d’Edirne) a été un des plus importants centres d’échanges entre la Méditerranée orientale et les Balkans.

 

Située sur une île qui est devenue, à l’époque historique, une presqu’île, entre les embouchures du fleuve Hèbre (moderne Evros/Maritsa/Meriç) et la mer Égée, au nord-ouest du golfe Mélas (maintenant Saros körfezi), Ainos/Enez a contrôlé pendant des millénaires tout le trafic Ouest-Est le long de la côte égéenne (de la Grèce du Nord à la Chersonèse de Thrace et à l’Anatolie du Nord-Ouest) mais aussi Nord-Sud (du bassin de l’Hèbre, navigable jusqu’à Plovdiv, en descendant vers l’île de Samothrace pour rejoindre Athènes, les Cyclades, la Crète et l’Égypte).

Bien que mentionnée par Homère (Il. 4.519-520) et assignée par Hipponax au fameux roi thrace Rhesos (fr. 72 Degani/West/Gerber [P.Oxy. 2174 fr. 3], cf. Il. 10.435-441), la ville thrace, précédant la fondation grecque d’Ainos n’a jamais été retrouvée. Des fragments de céramique dite “thrace” ou “grise”, découverts dans la ville mais difficilement datables entre le IIe-Ier millénaire av. J.-C. et le Ier millénaire apr. J.-C., sont actuellement en cours de publication par Anca Dan et Sait Başaran, dans une étude qui vise à rassembler les éléments de continuité culturelle d’Ainos, avant et après l’installation des Grecs.

La ville grecque a été fondée dans la deuxième moitié du VIIe siècle av. J.-C. par les Éoliens (Hérodote 7.58) venus de l’île de Lesbos (Mytilène, Ps.-Skymnos 696-697), du Nord-Ouest de l’Asie Mineure (Kymè) ou de la presqu’île de Chersonèse (Alopékonnesos, cf. Strabon VII fr. 52 Meineke = fr. 21 Radt). Quatre chapiteaux éoliens découverts en remplois, lors de fouilles de sauvetages proches de la fortification médiévale, témoignent de l’identité éolienne de la ville archaïque (cf. S. Başaran, « Aeolische Kapitelle aus Ainos », IstMitt 50, 2000, p. 155-168).

Les quatre chapiteaux d’Ainos, découverts par Sait Bașaran et
conservés au Musée d’Edirne
(cliquer sur l’image pour l’animer)

Soumise aux Perses peut-être dès l’expédition européenne de Darius, ensuite alliée d’Athènes (au moins à partir de 454/3, cf. IG I³ 259.I.23), Ainos a contrôlé à elle seule le golfe marin en cours de remplissage par les alluvionnements de l’Hèbre. Sa prospérité venait du commerce des métaux, esclaves, produits de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche – que l’on pouvait sécher, fumer et saler sur place, grâce à l’abondance des bois et du sel. Ainos a d’ailleurs frappé certaines des plus belles monnaies en argent grecques du Ve-IVe siècle, à l’effigie de son dieu Hermès Perphéraios (Callimaque, Iambe 7) – dieu des commerçants, des pêcheurs et des menteurs (« αἶνος » signifiant, pour tout Grec classique, le « mensonge »).

Tétradrachme d’argent, 16.04 g. 460-440 av. J.-C
Tétradrachme d’argent, 400-350 BC. 23mm, 14.91 g.

Nous connaissons trop mal la topographie antique de la ville d’Ainos, à cause de l’occupation continue du même noyau urbain, jusqu’à aujourd’hui.

L’« Acropole » / « Bourg » d’Enez, où se superposent des couches d’habitation
depuis le Chalcolithique / l’Âge du Fer

Grâce aux prospections géophysiques, nous savons maintenant qu’entre la fin de l’époque classique et l’époque hellénistique, Ainos fut pourvue de murailles en zig-zag, qui entouraient au moins du côté S du promontoire (cf. M. Seeliger, A. Pint, P. Frenzel, P.K. Weisenseel, E. Erkul, D. Wilken, T. Wunderlich, S. Başaran, H. Bücherl, M. Herbrecht, W. Rabbel, Th. Schmidts, N. Szemkus, H. Brückner, « Using a Multi-Proxy Approach to Detect and Date a Buried part of the Hellenistic City Wall of Ainos (NW Turkey) », Geosciences, 8.20, 2018, 357,

Après avoir été sous domination macédonienne, ptolémaïque, attalide et antigonide, Ainos retrouve une certaine stabilité à partir de la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C., sous les Romains. Outre les ressources propres, la ville tirait toujours profit de son rôle de carrefour de plusieurs routes terrestres, fluviales et maritimes entre l’Europe et l’Asie, en appendice de la via Egnatia : comme le montre la Table de Peutinger, c’est à Ainos que menaient les routes venant de Dymis / Feres (?) au NO, Plotinopolis / Didymoteicho et Hadrianopolis / Edirne au N (sur le fleuve), et Zorlanis / Keşan (?) au NE (vers Byzantium / Istanbul). Une célèbre inscription romaine, publiée dès 1873, atteste la présence des nauclères dans la ville (E. Miller, « Inscription grecque trouvée à Enos », RA NS 26.2, 1873, p. 84-94).

Ainos à l’embouchure du fleuve Hèbre sur la Tabula Peutingeriana, Codex Vindobonensis 324

 

 L’inscription des nauclères copiée au XIXe siècle

 

L’ancienne cité éolienne pouvait d’ailleurs s’enorgueillir d’être parente mythique de Rome :on présentait désormais Ainos comme une fondation troyenne d’Énée (e.g. Virgile, Énéide 3.13-18, Mela 2.28, Procope, Sur les bâtiments 4.11) et on y montrait le mystérieux tumulus du fils cadet de Priam, Polydore (Pline l’Ancien 4.43).

Le tumulus dit de Polydore en arrière-plan des prospections géophysiques de l’Université de Kiel (2019)

Hélas, on connaît assez peu la ville romaine, en dehors des quelques segments de voies qui faisaient jadis le lien entre la Via Egnatia et les ports d’Ainos.

Prospections magnétiques sur la voie romaine proche de l’entrée de la ville par l’Université de Kiel (2019)

Des fouilles de sauvetage des années 1980 ont mis à jour un segment de la route romaine intérieure à la ville : sous le pavage, il y avait des conduites d’eau. Il y avait un accès à une maison avec des fresques et des mosaïques, abandonnée au IIIe siècle apr. J.-C., sans doute après un tremblement de terre.

Les fortifications que l’on voit aujourd’hui semblent avoir été tracées à l’époque de Justinien. Elles ont été refaites à l’époque byzantine, génoise et finalement ottomane, pour protéger le centre politique et religieux de la cité.

 

2. Les recherches archéologiques et géoarchéologiques à Ainos : Un espace en métamorphose

À l’époque antique et médiévale, le delta de l’Hèbre n’avait pas encore atteint la ville elle-même, qui était entourée par la mer et par des lagunes propices à l’installation des ports, des salines et des pêcheries.

Vue actuelle d’Ainos à partir de la mer (2018)
Vue sur l’ancienne pêcherie Dalyan Gölü (2018)
Carottage géomorphologique dans une ancienne saline d’Ainos par l’Université de Cologne (2017)

Cette importance stratégique d’Ainos, comme un hub, un point de passage obligé pour tous ceux qui cherchaient à rejoindre l’intérieur de la Thrace orientale par l’Hèbre, principal axe d’accès, est confirmée par les auteurs anciens et modernes, mais aussi par les découvertes archéologiques extrêmement riches, surtout dans les nécropoles entourant la ville.

Les fouilles de ces nécropoles sont dirigées depuis une trentaine d’années par Sait Başaran. De nombreux vases, statues et bijoux ont enrichi les collections du Musée d’Edirne, ayant été publiés ou en cours de publication par Sait Başaran et ses collaborateurs. Ces objets témoignent à la fois du large réseau économique et culturel de la ville gréco-romaine, et du pouvoir économique de la ville adoratrice d’Hermès.

Sait Bașaran sur la fouille de la nécropole Su Terazisi (2017)
Découvertes de la nécropole Su Terazisi sous la direction de Sait Bașaran (2017)

 

3. Notre projet à Ainos : Un territoire à l’épreuve de l’interdisciplinarité

En contraste avec la quantité très importante de données recueillies sur la ville et ses nécropoles, on connaît encore assez mal le territoire (chôra) et l’environnement d’Ainos (sols, végétation, climat) à différentes époques de sa longue histoire. À l’invitation de Sait Başaran, deux projets interdisciplinaires (SPP 1630 « Häfen », de la Forschung Gemeinschaft, 2012-2017, coordonné par Helmut Brückner et Thomas Schmidts, et « Legecartas  », de la Mission pour l’Interdisciplinarité du CNRS, 2017-2019, coordonné par Anca Dan) ont apporté des données nouvelles sur la région d’Ainos, grâce à une méthodologie géoarchéologique résolument interdisciplinaire et à une équipe internationale qui s’est progressivement consolidée.

Reconstitution hypothétique animée de l’évolution environnementale d’Ainos (Dan/Brückner/Tanghe)
(cliquer sur l’image pour l’animer)
Proposition hypothétique de reconstitution 4D (animée) de la région d’Ainos (Dan/Brückner/Tanghe)
(cliquer sur l’image pour l’animer)

Ainos, 480 av. J.-C. : reconstitution hypothétique du sud-est de la côte thrace
au début de la seconde guerre médique
(Vidéo & 3D : Mattéo Tanghe).

Une ancienne île

Pendant l’été 2019, dans le cadre du projet « Legecartas », nous avons pu établir le caractère insulaire d’Ainos (selon une chronologie qui sera établie suivant les datations 14C/OSL et les analyses sédimentologiques et paléobiologiques en cours). Jusqu’ici, le doute persistait sur le caractère terrestre de l’isthme unissant la ville et une partie de ses nécropoles.

À la recherche d’un grand port égéen : la découverte de 2019

Aussi, grâce aux mesures géoéléctriques (effectuées par Ercan Erkul) et aux carottages (d’Helmut Brückner), nous avons repéré, pour la première fois, le port principal de la cité antique. Des investigations supplémentaires sont toutefois nécessaires pour pouvoir cartographier le port, établir l’histoire du bassin portuaire (par des carottages supplémentaires) et fouiller les fondations des édifices adjacents.

Un SIG en 4D

À l’avenir, notre projet vise la reconstitution 3D/4D de la région de la ville d’Ainos et des bouches de l’Hèbre, sur la longue durée, depuis les premières traces d’occupation humaine (au Néolithique près de la ville et au Chalcolithique dans la ville même), jusqu’à l’échange de populations suite aux Guerres Gréco-Turques, avec une attention particulière prêté aux époques grecque et romaine.

Vue sur le Delta de l’Hèbre (2017)
Prospections géoélectriques et mesures topographiques
par l’équipe de l’Université de Kiel (2019)
Carottage géomorphologique
par l’équipe de l’Université de Cologne (2019)

Nos objectifs scientifiques pour les prochaines années peuvent être regroupés autour de trois axes thématiques :

  1. L’environnement : nous étudions l’étude du delta de l’Hèbre, l’évolution des lagunes autour d’Ainos, le développement de la flore et de la faune.
  2. Les frontières : nous voulons achever la cartographie des murs de la cité antique. Nous envisageons également une cartographie SIG des nécropoles et un repérage des limites de la chôra, sur la base de nos hypothèses d’identification des forts, ports et monastères mentionnés par les sources littéraires.
  3. La connectivité : nous poursuivons l’étude de la voie romaine arrivant, par la réserve de Gala Gölü, aux portes de la cité, en essayant d’identifier ses articulations avec les ports fluviaux et maritimes ; nous continuons également l’étude des contacts d’Ainos avec Samothrace et les autres sites proches de l’Hèbre (en Grèce et en Bulgarie) par l’étude des monuments et d’objets, en collaboration avec les équipes turques ou travaillant dans les pays européens voisins à la Turquie.

Notre but ultime est d’étudier la chôra d’Ainos, dans son contexte thrace et égéen, en rétablissement les contacts historiques d’Ainos avec les autres sites de la vallée de l’Hèbre, des Balkans et de l’Égée.

Bibliographie

Ainos sur Chronocarto

 A. Dan, S. Başaran, H. Brückner, E. Erkul, A. Pint, W. Rabbel, L. Shumilovskikh, D. Wilken, T. Wunderlich, « Ainos in Thrace : Research Perspectives in Historical Geography and Geoarchaeology », Anatolia Antiqua 27, 2019, 127-144.

A. Dan, S. Başaran, H. Brückner, E. Erkul, A. Pint, W. Rabbel, L. Shumilovskikh, M. Tanghe, D. Wilken, T. Wunderlich, « Nouvelles recherches historiques et géoarchéologiques à Ainos : pour une première restitution graphique de la ville et du territoire antique », dans « Bulletin de la société française d’archéologie classique (XLX, 2018-2019) », Revue archéologique 69, 1/2020, 141-191 (p. 152-162).